Interview du Dr Guillaume Conort, Département de Médecine Générale, Université de Bordeaux
Dernière mise à jour le 10 février 2025
La nouvelle recommandation «Doxycycline en prévention des infections sexuellement transmissibles bactériennes» a été mise en ligne 29 janvier 2025. Les travaux sont réalisés sous l’égide de l’ANRS MIE, du Conseil National du Sida et des hépatites virales (CNS), et de la Haute Autorité de santé (HAS). Lors d’un entretien, le Dr Guillaume Conort, pilote du groupe de travail, a présenté le rationnel scientifique d’élaboration de la recommandation, les données d’efficacité et de tolérance disponibles et les perspectives de recherche nécessaires.
Plusieurs raisons expliquent cette focalisation. Tout d’abord, il s’agit d’une actualisation des précédentes recommandations : l’utilisation de la doxycycline en prévention des infections sexuellement transmissibles (IST) est récente et n’était pas prise en compte dans les dernières recommandations de la Société française de dermatologie datant de 2016.
Ensuite, cette recommandation vise à évaluer une pratique déjà existante alors que la doxycycline n’a pas d’indication officielle en prévention, son utilisation reste hors autorisation de mise sur le marché (AMM). Etant donné les prescriptions qui pouvaient être effectuées en raison notamment de nouvelles données d’essais cliniques, il est apparu nécessaire de mener une analyse rigoureuse sur les enjeux complexes soulevés par cette prescription notamment concernant les risques éventuels et les implications collectives au regard de l’efficacité.
Découvrir les autres recommandations ISTNous disposons de quatre études principales :
Ces études montrent une diminution de l’incidence des IST avec la doxycycline en prévention, en particulier des infections à Chlamydia et de la syphilis, et une efficacité moindre en prévention de la gonorrhée. Cependant, une étude menée au Kenya chez les femmes a donné des résultats décevants, probablement en raison d’une observance insuffisante, ce qui limite nos capacités à tirer des conclusions générales.
[1] Bolan RK, Beymer MR, et al. Doxycycline Prophylaxis to Reduce Incident Syphilis among HIV-Infected Men Who Have Sex With Men Who Continue to Engage in High-Risk Sex: A Randomized, Controlled Pilot Study. Sex Transm Dis. 2015;42(2):98 103
[2] Molina JM, Charreau I, Chidiac C, et al. Post-exposure prophylaxis with doxycycline to prevent sexually transmitted infections in men who have sex with men: an open-label randomised substudy of the ANRS IPERGAY trial. Lancet Infect Dis. 2018;18(3):308 17.
[3] Luetkemeyer AF, Donnell D, Dombrowski JC, et al; DoxyPEP Study Team. Postexposure Doxycycline to Prevent Bacterial Sexually Transmitted Infections. N Engl J Med. 2023 Apr 6;388(14):1296-1306.
[4] Molina JM, Bercot B, Assoumou L, et al; ANRS 174 DOXYVAC Study Group. Doxycycline prophylaxis and meningococcal group B vaccine to prevent bacterial sexually transmitted infections in France (ANRS 174 DOXYVAC): a multicentre, open-label, randomised trial with a 2 × 2 factorial design. Lancet Infect Dis. 2024 Oct;24(10):1093-1104.
A ce jour, les études démontrant une efficacité individuelle de la prophylaxie des IST bactériennes par les antibiotiques avec les plus hauts niveaux de preuve concernent un schéma de type post exposition (TPE Doxy). Pour cette raison, c’est cette seule modalité qui est envisagée dans cette recommandation, dans la population des HSH et des femmes trans à haut risque d’IST.
Oui, mais avec des nuances. Une distinction importante concerne l’efficacité différentielle selon les régions : en Europe, les niveaux de résistance du gonocoque sont plus élevés qu’aux États-Unis, ce qui réduit l’efficacité de la doxycycline sur cette bactérie. De plus, si l’on observe une diminution globale des IST, l’impact sur le fardeau épidémiologique reste incertain. Les modélisations suggèrent qu’une couverture élevée pourrait réduire l’épidémie de syphilis de 55 %, mais cela repose sur une large adoption du traitement.
Nous savons que la doxycycline réduit l’incidence des IST chez les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes et les femmes trans. Cependant, l’impact sur le fardeau global de ces infections est moins clair. Par exemple, les complications à long terme des infections à chlamydia touchent principalement les femmes, mais les études ont été menées majoritairement chez les hommes, et l’étude menée chez les femmes n’a pas été concluante, augmentant l’incertitude sur la contribution de cette stratégie à la réduction des complications. Cela signifie que la contribution de cette stratégie à la réduction des complications à long terme reste incertaine. De plus, les populations concernées par la doxycycline sont souvent déjà sous surveillance médicale régulière, ce qui complique l’évaluation de son apport par rapport à une stratégie de dépistage et de traitement systématiques.
Nous disposons de preuves solides sur la réduction de l’incidence, mais beaucoup moins sur l’impact à long terme sur la santé publique. Cette incertitude justifie une approche mesurée, prenant en compte les bénéfices et les risques à différents niveaux. Nos recommandations visent à trouver un équilibre entre ces enjeux et à fournir un cadre adapté à une situation en constante évolution.
Enfin, je voudrais mentionner un dernier élément important. Il s’agit de la capacité des personnes à avoir une sexualité avec une meilleure maîtrise des risques et un bien-être associé à cette maîtrise. Cet aspect est essentiel : en tant que clinicien, je constate souvent une meilleure maîtrise des risques chez mes patients sous PrEP, ce qui contribue à leur épanouissement sexuel. Cet effet est pourtant peu étudié et pourrait faire l’objet de recherches futures. Il faut aussi garder à l’esprit le fardeau que représente un diagnostic positif, notamment en termes de notification aux partenaires.
Deux points principaux doivent être considérés :
Ils sont bien connus car la doxycycline est un traitement utilisé depuis longtemps, que ce soit en traitement ou en prévention (par exemple contre le paludisme). Nous disposons donc de nombreuses données sur sa tolérance. Il existe une petite incertitude concernant l’impact de prises courtes et répétées, qui pourraient augmenter le risque d’effets indésirables par effet de sensibilisation. Les effets secondaires les plus courants sont digestifs (nausées, troubles gastro-intestinaux) et peu sévères, tandis que les plus préoccupants concernent les réactions cutanées. Une étude récente suggère une augmentation des cas d’éruptions cutanées pigmentées fixées au niveau génital, probablement liée à l’utilisation de la doxycycline en prévention des IST.
Nous manquons cependant de données solides pour tirer des conclusions définitives. Certains cliniciens signalent une augmentation de ces réactions chez leurs patients sous doxycycline, mais il faudra plus de recul pour déterminer si c’est un véritable signal d’alerte ou simplement une fluctuation statistique. Il existe également des interactions médicamenteuses, mais elles restent limitées.
Sur la question de la résistance aux antibiotiques, nous savons déjà que le gonocoque présente une résistance à la doxycycline, mais cela n’affecte pas directement l’arsenal thérapeutique, car cette molécule n’est plus utilisée en première ligne contre cette bactérie. Pour l’instant, aucun signal de résistance inquiétant n’a été observé sur Chlamydia trachomatis ou la syphilis, bien que cela doive être surveillé si l’utilisation de la doxycycline se généralise.
Il existe cependant des préoccupations concernant les résistances croisées avec d’autres bactéries du microbiote. Pour le moment, aucun signal concret n’a été relevé, mais certains indices laissent penser que cela pourrait devenir un problème à terme.
Enfin, d’un point de vue plus global, la tendance est à la réduction de la consommation d’antibiotiques pour limiter l’émergence de résistances. Or, utiliser un antibiotique en prévention, donc sans être malade, va à l’encontre des recommandations générales en matière d’antibiothérapie.
Les recommandations que nous avons formulées peuvent sembler à mi-chemin entre plusieurs positions, mais elles sont en phase avec celles d’autres pays européens qui partagent nos préoccupations sur une utilisation trop large de ce traitement.
Cette prescription ciblée repose sur un « accord d’experts » (AE) : si les données d’efficacité sur la réduction de l’incidence des IST sont robustes, nous manquons encore de recul pour évaluer l’impact d’une utilisation à grande échelle. Cela justifie cette classification en « accord d’experts ».
En pratique :
En résumé, nous ne recommandons pas son usage à large échelle, mais envisageons une prescription ciblée dans des cas spécifiques, avec une information claire du patient sur les incertitudes existantes.
Les perspectives sont nombreuses et les recommandations actuelles ne sont qu’un point de départ. La surveillance et les études à venir permettront d’affiner ces stratégies. L’idée est d’évaluer en continu l’impact de cette recommandation, tant sur l’évolution de l’épidémie que sur l’émergence de résistances. Cela demande une vigilance accrue et un suivi rigoureux des patients concernés. Ces recommandations s’intègrent dans une approche globale de prévention, qui inclut notamment la PrEP, la vaccination et le suivi régulier des patients : chaque mesure a son importance et doit s’inscrire dans une démarche globale de prévention et de réduction des risques.
Enfin, plusieurs points méritent des études approfondies. D’une part, l’évaluation de l’efficacité et de l’innocuité de cette approche chez les femmes, qui restent les plus concernées par certaines infections sexuellement transmissibles, et d’autre part, une étude plus détaillée sur l’impact comportemental de cette stratégie de prévention dans les populations à haut risque. Et ces études nécessiteront des collaborations entre plusieurs équipes pour garantir des résultats solides et applicables à grande échelle.
Pour consulter l’intégralité des documents disponibles pour chaque chapitre (argumentaire, recommandations, fiche synthétique, fiche d’information patients) vous pouvez aller sur notre section « Expertises et Publications » ou sur le site de la HAS et du CNS.
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