Entretien avec Marie-Yvonne Curtis et Fanny Attas sur la situation des femmes guéries d’Ebola

Entretien avec Marie-Yvonne Curtis et Fanny Attas sur la situation des femmes guéries d’Ebola

Publié le 08 mars 2022

A l’occasion d’un point presse sur la question du genre dans les projets de recherche scientifique organisé en amont de la journée internationale des droits des femmes, Marie-Yvonne Curtis, chercheuse associée au CERFIG (Centre de recherche et de formation en infectiologie de Guinée), et Fanny Attas, chargée de mission à l’IRD en Guinée, ont présenté une étude sur les femmes sorties-guéries de l’épidémie d’Ebola de 2014-2016, effectuée en avril 2021 pendant la résurgence d’Ebola en Guinée Forestière. Cette recherche s’inscrit dans le cadre du projet mené par Frédéric Le Marcis (IRD, CERFIG, ENS de Lyon) et Almudena Mari-Saez (RKI), financé par l’UNICEF, visant à étudier les conditions de la résurgence de l’épidémie d’Ebola en Guinée Forestière.

Bonjour Mme Curtis et Mme Attas, pouvez-vous vous présenter ? Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur la question du genre ?

Marie-Yvonne Curtis : Je suis ethnologue et j’ai longtemps travaillé sur les questions des représentations et des formes artistiques en faisant l’articulation entre l’histoire de l’art, l’esthétique et l’anthropologie des techniques. Titulaire d’un doctorat en 1997, je me suis beaucoup intéressée aux productions artistiques des sociétés Nalu et Baga de Guinée. Parallèlement à mes recherches ethnographiques, j’ai mené des évaluations de projets sur l’appui aux groupements de femmes, suivi une formation en genre et développement avec la DGVIII de l’Union Européenne. Depuis la Conférence internationale des femmes de Beijing 1995, je participe à de nombreuses études, évaluations et formations visant à promouvoir les questions de genre au niveau institutionnel, privé et communautaire afin de parvenir à un empowerment et une plus grande autonomisation des femmes en Guinée. Depuis 2015, je me suis tout particulièrement intéressée, dans une perspective d’anthropologie du genre, à la question des expériences de l’épidémie Ebola et de ses effets sur la société guinéenne (hommes et femmes). Depuis avril 2020, je participe en tant que chercheure associée au CERFIG (Centre de recherche et de formation en infectiologie de Guinée) au projet ARIACOV SHS portant sur l’analyse des politiques publiques, des pratiques des acteurs et des représentations populaires relatives à la Covid-19 pour une meilleure réponse guinéenne à la pandémie. En mars et avril 2021, j’ai participé à l’étude de la résurgence d’Ebola en Guinée, mise en place par Frédéric Le Marcis (anthropologue IRD, ENS Lyon et CERFIG) et Almudena Mari-Saez (anthropologue RKI). Ma mission dans cette étude a consisté à faire une analyse de la situation des femmes et des hommes guéris de l’épidémie d’Ebola en 2014-2016.

Fanny Attas : Je suis volontaire en administration, chargée de support à la recherche en SHS à l’IRD et détachée au CERFIG. Je mène des recherches en anthropologie sur la santé maternelle et infantile en Guinée, notamment la prise en charge de la grossesse et des accouchements dans le système de santé, et sur l’impact des maladies infectieuses dans le pays (Covid-19 et Ebola). J’ai toujours été passionnée par les questions du genre et, après un mémoire de recherche axé sur la condition de la femme en Méditerranée lors de ma formation initiale à Sciences Po Aix-en-Provence, je poursuis mes études en anthropologie et en études du genre afin d’acquérir une spécialisation dans le domaine. J’utilise une approche centrée sur le genre dans mes recherches et mon travail. Mon objectif est d’appliquer mes connaissances théoriques et scientifiques à des terrains pratiques, notamment ceux dans lesquels la situation des femmes est complexe ou difficile.

Quels facteurs rendent les femmes plus exposées face aux épidémies comme Ebola ?

En Guinée, la proportion de malades d’Ebola à la fin de l’épidémie de 2014-2016 selon les sexes correspond à la proportion d’hommes et de femmes dans la société. Cependant, si les femmes apparaissent de prime abord autant touchées que les hommes, on remarque qu’après 40 ans, les femmes sont effectivement plus touchées par l’épidémie. Ainsi, dans le contexte épidémique d’Ebola, les femmes sont exposées d’une manière spécifique du fait de leur genre et des rôles et responsabilités de reproduction qui leur sont dévolus au sein de la famille et de la communauté. En effet, ce sont elles qui interviennent principalement dans le care et dans la prise en charge du soin au sein des familles. Elles prennent en charge le soin du nourrisson et de l’enfant et ce sont également elles qui fréquentent le plus les centres de santé ou les tradipraticiens. Elles ont aussi la charge des soins des personnes âgées et des malades dans le foyer. Par ailleurs, les femmes sont au cœur des activités productrices qui leur permettent de subvenir au quotidien aux besoins élémentaires de leur famille. Ainsi, quelles que soit les consignes d’isolement préconisées lors d’une épidémie virale, il leur est plus difficile que les hommes de respecter les mesures édictées en cas de quarantaine et « d’enfermement » s’il n’y a pas d’accompagnement, car ce sont elles qui sont en charge des tâches quotidiennes (travail aux champs, achat de la nourriture, préparation des repas). Les femmes qui se rendent tous les jours au marché pour vendre et/ou acheter des provisions ont déclaré au cours de nos entretiens qu’elles ne peuvent pas abandonner ce travail rémunérateur pour leur famille et s’exposent ainsi plus facilement aux épidémies en cours. Enfin, les femmes en Guinée ont un accès réduit aux prises de décisions et aux informations, ainsi qu’aux sphères de pouvoir et à la sphère publique en général. Lors des campagnes d’information ou de sensibilisation pendant les épidémies, ce sont les hommes qui sont informés en premier lieu et qui sont mobilisés pour négocier avec les agents de la riposte. Les femmes, quant à elles, ont un accès limité aux informations sur la maladie, les soins à effectuer, les mesures de protection, etc. Elles ont par conséquent une capacité d’action réduite. Souvent, lorsqu’il existe des associations traditionnelles de femmes dans certains villages comme dans les zones de Boké et de Nzérékoré, elles expriment leur mécontentement d’être reléguées à un second rôle, organisent des marches de protestation et bloquent les issues d’accès à leurs villages. Elles parviennent alors à se faire entendre et demandent à faire partie des réunions de prises de décision durant les épidémies.

Dans le contexte épidémique d’Ebola, les femmes sont exposées d’une manière spécifique du fait de leur genre et des rôles et responsabilités de reproduction qui leur sont dévolus au sein de la famille et de la communauté.

Pouvez-vous expliquer les différents traumatismes auxquels sont confrontées les sorties-guéries ?

Les sortis-guéris, hommes comme femmes, ont vécu divers traumatismes dus à l’épidémie d’Ebola de 2014-2016 : séquelles physiques, stigmatisation et ostracisation au sein des communautés, perte de leurs biens et de leurs maisons, destruction de leurs ressources agricoles et financières, traumatismes de leur expérience de prise en charge dans les centres de traitement d’Ebola (CTE) et du décès de leurs proches. Après leur sortie du CTE, les guéris ont été ébranlés par la destruction de leurs maisons et capitaux : les habitants avaient peur de l’épidémie et une des solutions préconisées était de brûler tout ce qui avait pu être contaminé (fournitures, habits) – ce qui a changé par la suite avec la mise en place des équipes de désinfection par pulvérisation.

L’ouvrage Les survivantes : Paroles de femmes guéries de la maladie d’Ebola (B. Taverne et T.Y. Sylla, 2020) expose les difficultés spécifiques vécues par les femmes sorties-guéries de l’épidémie d’Ebola en Guinée : intense fatigue, douleurs, maladies et affections récurrentes, discrimination, perte d’emploi et de leurs biens, difficulté à avoir des rapports sexuels, perte des membres de leurs foyers. Lors de notre étude en 2021, le rapport au corps des sorties-guéries a été perturbé par leur expérience de la maladie Ebola : certaines évoquent des corps diminués au niveau sexuel et reproductif (impossibilité d’avoir des enfants, difficulté à se remarier après le choc de la perte du conjoint), tandis que d’autres évoquent l’impossibilité d’effectuer des travaux de force, notamment agricoles, et la nécessité de faire appel à des aides rémunérées pour les activités agricoles et commerciales. Parmi les sortis-guéris des villages étudiés, ce sont surtout les femmes qui ont vu leurs charges familiales augmenter en raison de la prise en charge de nombreux orphelins qui ont perdu un ou deux parents lors de l’épidémie 2014-2016. L’épidémie d’Ebola s’étant souvent diffusée au sein des réseaux familiaux, ce sont les membres d’une même famille qui ont été touchés et les femmes survivantes se retrouvent très souvent à prendre en charge les enfants des membres décédés de leur foyer : dans les villages visités, les femmes survivantes ont à charge deux à neuf enfants supplémentaires. Elles ont souvent peu de revenus du fait de leur perte de capitaux et stigmatisation sociale en 2014-2016 – même si les sortis-guéris ont réintégré leur communauté depuis – et ont des difficultés à répondre à leurs besoins et à ceux des enfants qu’elles ont en charge : nutrition insuffisante, absence de scolarisation, adolescents laissés à eux-mêmes.

De plus, les ressources et aides prévues pour les sortis-guéris transitant quasi-exclusivement par les hommes (président d’association, chef de groupement, chef de famille), les femmes sorties-guéries ne bénéficient pas toujours des aides qui leur sont destinées. Pour certaines, elles ne sont pas tenues au courant des projets et aides en place pour les survivants et sont totalement dépendantes des membres masculins de leur foyer : ce sont ces derniers qui négocient au nom des sortis-guéris dans leur ensemble, conservent leur certificat de guérison prouvant leur statut et donnant accès aux aides et gèrent la redistribution (ou la non-redistribution) des ressources au sein de leur foyer. Ce sont également eux qui s’attribuent généralement les ressources collectives (machines agricoles, presse à huile, etc.) prévues pour l’ensemble du groupe. Les femmes ayant en général moins accès à l’éducation que les hommes en Guinée, elles sont souvent plus illettrées et ainsi d’autant plus limitées – et dépendantes – dans leur accès à l’information et aux aides prévues pour les sortis-guéris.

Comment expliquez-vous le rejet auquel elles font face ?

Les sortis-guéris en général, hommes comme femmes, ont fait face à un rejet et une stigmatisation importante à leur sortie des CTE en 2014-2016. Cette ostracisation, qui a duré jusqu’à une année après la guérison, s’est traduite par une mise à distance physique et sociale, une exclusion économique et parfois des insultes. Ebola étant réputée pour être une maladie sans traitement connu en 2014-2016, les survivants qui revenaient des CTE étaient perçus comme des corps malades à même de transmettre la maladie. Pour certains, on leur imputait d’être à l’origine de la maladie dans le quartier ou le village et des décès survenus pendant l’épidémie. Ce rejet a peu à peu cessé un an après la fin de l’épidémie et les relations avec les communautés se sont rétablies grâce au suivi médical des sortis-guéris et la sensibilisation par les structures sanitaires et administratives – notamment, entre autres, avec le certificat de guérison. Cependant, tandis que la plupart des sortis-guéris hommes se sont réinsérés dans leurs communautés à des positions d’autorité et de pouvoir, bon nombre de sorties-guéries ont avoué que, malgré cette réintégration affichée, elles privilégiaient les activités intra familiales (famille directe, belle-famille) au niveau agricole et social : elles évitent de se rendre à des cérémonies (baptême, mariage) et limitent les interactions avec les autres.

Quelles sont les conséquences sur la santé mentale des femmes ?

La question de la santé mentale est peu adressée en Guinée, ou en tout cas posée de manière différente, car il n’existe que très peu de prise en charge psychologique au niveau sanitaire et institutionnel – une fonction souvent assumée par le réseau familial et de connaissances, très important pour apporter du care et du soutien lors des évènements difficiles (décès, enterrement, maladie, etc.). Cela a quelque peu changé avec l’épidémie de Covid-19, car l’isolement imposé dans les centres de traitement a donné lieu à de nombreuses difficultés psychologiques pour les patients, palliées dans certains centres par la présence d’agents psychosociaux – peu de centres cependant. Lors de l’épidémie d’Ebola en 2014-2016, la prise en charge psychologique était inexistante dans un contexte d’urgence sanitaire et épidémique absolue et l’expérience des CTE a été traumatisante pour les patients, hommes comme femmes. Cela a eu un impact très important sur la santé mentale des sortis-guéris, qui ont combiné traumatismes de la maladie (symptômes et séquelles, peur, décès des proches, stigmatisation) et traumatismes de la prise en charge (violence, peur des soignants, méfiance, isolement forcé).

Dans ce domaine, les sorties-guéries que nous avons rencontrées présentent des symptômes de chocs émotionnels tels que : fatigue, trouble du sommeil, sentiment d’abandon, peine de voir que les chefs de leurs familles ne prennent pas en compte leurs besoins, moments de découragement entraînant des pleurs et détresse de n’avoir pas pu suivre le processus de deuil selon les traditions. Pour d’autres, on note des comportements d’agressivité envers les autres, le repli sur soi et le mutisme, ainsi que le refus de communiquer sur la période Ebola. Les femmes trouvent généralement de l’aide auprès d’un parent proche (fratrie, parents, amis), mais ne bénéficient guère de traitements médicamenteux et de soins psychologiques, en raison de l’absence de structures thérapeutiques adaptées.

Existe-t-il des structures de prise en charge pour les accompagner dans leur réinsertion dans la société ?

Les sortis-guéris dans leur ensemble ont bénéficié d’un suivi médical en Guinée via le projet PostEboGui pendant 4 ans et des aides ponctuelles apportées par certaines institutions, organisations internationales et ONG. Cependant, depuis 2019, les sortis-guéris regroupés en association n’ont reçu aucune aide ou accompagnement spécifique. A l’exception de l’association des sortis-guéris qui n’est plus active depuis la fin du projet PostEboGui, il n’existe aucune structure de prise en charge pour les accompagner dans leur réinsertion dans la société, ni pour les hommes, ni pour les femmes. Cependant, l’association affiche la volonté de se mobiliser à nouveau pour l’accompagnement des sortis-guéris en Guinée depuis la résurgence d’Ebola en 2021.

Qu’est-ce qu’il faudrait, selon vous, pour réduire les inégalités ?

De manière générale, il est important d’assurer une prise en charge médicale, sociale et psychologique pour les sortis-guéris, quel que soit leur genre, sur le long terme et de manière pérenne. Pour les femmes sorties-guéries spécifiquement, il est important de prendre en compte les défis auxquelles elles font face afin de réduire les inégalités de genre : entre autres, la prise en charge des orphelins, l’accès réduit ou inexistant à l’éducation, la difficulté d’obtenir des capitaux ou ressources de manière indépendante, leur mise sous tutelle d’un chef de famille, de groupements ou d’associations masculines, et leur accès limité aux informations et prises de décisions. Il convient donc de proposer un accompagnement approprié et spécifique, avec notamment une attention et un soutien particulier aux orphelins et aux personnes qui les prennent en charge (les femmes de la famille et non les tuteurs masculins), ainsi qu’une mobilisation des sorties-guéries pour l’accès aux aides et ressources – possiblement via une organisation des femmes sorties-guéries en association ou groupement spécifique. Il est important que les institutions et organisations internationales ou ONG aient des interlocutrices privilégiées au sein des sorties-guéries afin d’assurer la juste redistribution des ressources et projets au lieu de ne mobiliser que les populations masculines. Il est nécessaire également de faciliter l’accès des femmes sorties-guéries aux capitaux afin qu’elles puissent reprendre leurs activités économiques et prendre en charge les besoins de leur famille et des orphelins dont elles s’occupent.

De nombreuses sorties-guéries expliquent qu’elles ont accès aux ressources qui leurs sont attribuées en nom propre contre signature, tandis qu’elles se voient souvent confisquer par les membres masculins du foyer les ressources qu’on leur attribue collectivement ou récupérables par le chef du foyer. Il est donc important de s’assurer que l’ensemble des aides et des accompagnements soient attribués en nom propre aux sorties-guéries. Au-delà des aides financières, il est important de proposer aux femmes un accompagnement pour le retour à l’emploi et notamment via l’alphabétisation et la formation professionnelle ou bien, pour les agricultrices, des aides agricoles spécifiques. Enfin, il est essentiel d’identifier des partenaires institutionnels pour mettre en place des mécanismes d’appuis plus pérennes.

Pour plus d’informations sur l’étude que nous avons menée en Guinée Forestière et l’impact de la résurgence Ebola en 2021 en Guinée, il est possible de consulter directement notre rapport de mission.

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Département de communication et d’information scientifique de l’ANRS : information@anrs.fr