Entretien avec Nathalie Bajos sur les enjeux liés à l’intersectionnalité dans la prise en charge de la santé sexuelle pour mettre fin aux inégalités
Dernière mise à jour le 13 mars 2023
Nathalie Bajos est directrice de recherche à l’Inserm, directrice d’études à l’EHESS et enseignante à l’IRIS. A l’occasion d’un point presse sur la question du genre dans les projets de recherche scientifique organisé en amont de la journée internationale des droits des femmes, elle a accepté de répondre à nos questions sur l’importance d’adopter une approche intersectionnelle dans la prise en charge de la santé sexuelle.
Mes premiers travaux ont porté sur la sexualité et la prévention du VIH puis sur la contraception et le recours à l’avortement ; j’ai élargi depuis quelques années mes questions de recherche à la thématique plus générale des inégalités sociales de santé, comme manifestations d’une structure hiérarchisée de la société qui s’exprime dans les corps, en plaçant toujours la prise en compte des rapports de genre au cœur des mes travaux.
Il faut préciser ce que l’on entend ici par rapport de genre, tant ce terme est polysémique, y compris dans le champ scientifique. La plupart du temps, notamment en santé publique, il renvoie à la notion de « sexe social », généralement définie comme étant les rôles sociaux assignés aux hommes et aux femmes au regard des normes de masculinité et de féminité qui prévalent dans une société donnée. En sciences sociales, le genre définit le plus souvent un système de bi-catégorisation hiérarchique entre les sexes (hommes/femmes) et entre les valeurs et représentations qui leur sont associées, on parle alors de rapport social de sexe ou de rapport de genre. L’utilisation de ce terme peut aussi renvoyer à l’« identité de genre », qui peut être corrélée avec le sexe assigné à la naissance, ou en différer, comme c’est le cas pour les personnes trans.
La prise en compte du genre est heuristique en sociologie surtout lorsque l’on travaille sur la sexualité ou les risques qui y sont associés tant les représentations et les pratiques dans ce domaine diffèrent entre les femmes et les hommes. En effet, pour la sociologie, la nature humaine n’existe pas. Les comportements humains sont appréhendés comme des constructions sociales. Et cela vaut aussi pour la sexualité, même si cela est pour beaucoup a priori moins évident à considérer tant la sexualité est d’abord renvoyée à sa composante biologique et reproductive puis perçue comme relevant du domaine de l’intime, domaine qui serait imperméable aux déterminants sociaux. Comme si le social s’arrêtait à la porte de la chambre à coucher. Pour les sociologues, l’activité sexuelle est une activité sociale : chaque société définit ce qui relève et ce qui ne relève pas de la sexualité, ce qui est autorisé et ce qui est interdit. Chaque société va, à travers des processus de socialisation et l’édiction d’un certain nombre de normes sociales et juridiques, construire les pratiques des individus dans ce domaine. La sexualité humaine n’est pas régie par l’instinct, et les déterminants hormonaux ou génétiques sont secondaires comme le montrent bien les évolutions observées au fil du temps et les différences entre groupes sociaux et entre pays. Ces processus de socialisation, et d’injonctions normatives sont profondément marqués par les rapports sociaux de pouvoir qui structurent une société à une époque donnée et notamment par les rapports de genre.
L’intersectionnalité consiste tout simplement à appréhender simultanément les différents rapports sociaux de domination qui contribuent à façonner les pratiques sociales. Ces rapports sociaux ne fonctionnent pas indépendamment les uns des autres mais forment un nœud que la recherche tente de comprendre et de dénouer.
Les analyses dites intersectionnelles permettent ainsi d’appréhender plus finement la réalité sociale, en dé-essentialisant plus encore l’appartenance à un groupe social. La catégorie « femmes » recouvre par exemple des situations très diverses, que l’on soit une femme blanche ingénieure ou une femme noire employée de service. Et ces différences de positions sociales ne sont pas sans effets sur le rapport à la sexualité et à la prévention.
Les enquêtes sur la sexualité réalisées à l’initiative de l’ANRS en 1992 (Bajos, Spira et al) Alfred en 2006 (Bajos, Bozon et al) nous ont permis de caractériser les pratiques et les normes en matière de sexualité et d’égalité femmes/hommes et de mettre en évidence un étonnant paradoxe. Quel que soit l’indicateur d’activité sexuelle considéré, qu’il s’agisse de l’âge au premier rapport sexuel, du nombre de partenaires, de la diversité des pratiques sexuelles, on observe chez les hommes des pratiques sexuelles qui restent relativement stables au fil du temps, tandis que la sexualité des femmes est de plus en plus diversifiée se rapprochant ainsi de celle des hommes, même si l’écart reste toujours marqué entre les sexes aujourd’hui. La diminution de cet écart reflète l’évolution du statut social des femmes dans notre société :
Mais, si l’écart entre les déclarations des femmes et des hommes se réduit, on s’attendrait à ce que les représentations de la sexualité évoluent également. Pourtant, ces représentations restent, aujourd’hui comme hier, structurées autour d’un système clivant qui oppose d’un côté une sexualité féminine que l’on pourrait qualifier d’« affective » à une sexualité masculine à laquelle on pourrait associer le qualificatif de « machine » ou encore de « performanciel ».
Comment expliquer ce paradoxe ? L’hypothèse que nous avons formulée, avec mes collègues Michèle Ferrand et Armelle Andro, est que la stabilité des représentations genrées dans la sphère de la sexualité est une manière de donner sens aux inégalités entre les femmes et les hommes qui continuent à exister dans les autres sphères sociales. Dans ces autres sphères (la famille, le milieu professionnel, le milieu politique …), il y a des tensions de plus en plus marquées entre un idéal égalitaire et des pratiques sociales qui ne le sont toujours pas.
Hommes et femmes aspirent à une véritable égalité concernant les niveaux de salaire, la répartition équilibrée des tâches domestiques et d’éducation avec leur conjoint, l’accession aux postes à responsabilité, mais les femmes continuent à se trouver face à une réalité qui contredit ces aspirations.
Une des façons de donner sens à la persistance de ces inégalités entre les sexes est de considérer que, fondamentalement, les hommes et les femmes sont différents. Or où peut se vérifier qu’hommes et femmes sont différents sinon dans la sphère, certes de moins en moins cachée, de l’intimité et de la corporéité, celle de la sexualité ?
En lien avec ce que montrent les résultats de nos recherches et bien d’autres productions scientifiques, il est clair qu’il importe de jouer sur différents niveaux qui participent à construire ces inégalités entre les femmes et les hommes. S’agissant des politiques publiques, la question de l’éducation à la sexualité, ou plutôt aux sexualités, est primordiale, elle doit notamment permettre d’aborder les questions de respect et de consentement. Mais il importe aussi d’intervenir sur les inégalités structurelles entre les sexes, et notamment celles qui relèvent des inégalités économiques dans le secteur du travail productif et reproductif.
Il reste aussi à comprendre plus finement ces inégalités dans le contexte socio-économique d’aujourd’hui, en tenant compte des rapports de genre, de classe, d’âge, de sexualité, de « race » pour être en mesure d’appréhender la réalité sociale dans toute sa complexité.
C’est tout l’objet de la prochaine enquête sur les sexualités et la santé sexuelle réalisée à l’initiative de l’ANRS et qui débute dans les prochaines semaines !
Département de communication et d’information scientifique de l’ANRS : information@anrs.fr