Ouvrage coordonné par Cyriac Bouchet-Mayer, Mathilde Labrunie, Cécile Loriato, Léo Manac’h
Dernière mise à jour le 25 juillet 2025
Cet ouvrage s’inscrit dans la continuité des réflexions initiées lors de la journée d’étude « Éthique de la recherche en Sciences Humaines et Sociales (SHS) sur le VIH/sida », tenue en octobre 2021 au centre des colloques du Campus Condorcet. Organisé par le Réseau des jeunes chercheur·ses en
sciences sociales sur le VIH/sida, cet événement a offert un espace d’échange favorisant la poursuite et la diversification des discussions autour des questions d’éthiques.
Cet ouvrage prolonge les discussions initiées par des travaux précédents, notamment : « VIH/sida. Se confronter aux terrains » (2010).
L’ouvrage mentionne la distinction entre « l’éthique en pratique » et la mise en conformité juridique. Comment adaptez-vous vos choix éthiques quand les règles officielles (comme le RGPD ou les comités d’éthique) ne correspondent pas à la réalité du terrain ?
Depuis 2018, le Règlement général pour la protection des données (RGPD) encadre le déploiement et les conditions de réalisation de toute recherche scientifique recueillant et traitant des données personnelles. Un certain nombre de ses règles strictes ont pu soulever des critiques de la part du milieu de la recherche scientifique, notamment celle de constituer une entrave à certaines enquêtes et au travail de recherche. Par ailleurs, s’il laisse une large place à l’interprétation, les comités éthiques sont encore insuffisamment ancrés en sciences humaines et sociales (SHS) et donc, n’ayant pas une bonne compréhension des enjeux qui traversent ces disciplines, proposent des cadres qui ne sont pas toujours adaptés aux réalités des recherches en SHS.
Dans cet ouvrage, le parti pris n’est pas de discuter le RGPD mais d’apporter des éléments sur la manière de s’approprier ou de composer avec ces règles pour faire de la recherche dans le respect des objets et des personnes enquêtées, qui peuvent être particulièrement vulnérables dans le champ du VIH/sida.
En effet, les règles éthiques, telles que la signature d’un formulaire de consentement “éclairé”, ne permettent pas de s’extraire des rapports de domination. Ceux-ci restent bien présents notamment parce que les enquêté·es sont doté·es d’une très faible marge de manœuvre pour retirer leur consentement à leur participation à l’enquête dans le cas où le·a chercheur·se poursuivrait son travail avec leurs données. Tout d’abord, il faut avoir conscience que les formulaires signés sont des documents ayant une valeur juridique qui, dans des rapports asymétriques, protègent davantage les chercheur·ses que les participant·es à l’enquête qui, pour revendiquer leurs droits, doivent trouver l’énergie, la motivation d’entamer une procédure et avoir les moyens de la suivre.
Au-delà d’un effet protecteur variable en fonction des caractéristiques des participant·es à la recherche, la signature du formulaire de consentement imposée par le RGPD, peut conduire à inhiber/orienter le discours. C’est notamment le cas des personnes sans-papiers ou en procédure de régularisation, méfiantes à l’idée de la transmission du contenu de l’entretien aux services de l’État, un formulaire administratif pouvant en rappeler un autre. La représentation d’un État comme instance qui garantit les droits des personnes n’est que faiblement partagée dans les groupes minorisés qui sont les plus vulnérables au VIH/sida, et tout particulièrement ici pour des personnes n’ayant pas la nationalité française.
Alors qu’il est supposé contractualiser le consentement et les droits des enquêté·es, le formulaire de consentement peut ainsi venir compliquer la relation d’enquête, et orienter le discours de manière à produire de la cécité sur des pans entiers d’information parfois déterminants pour comprendre le sujet étudié.
Pouvez-vous expliquer ce que c’est et en quoi elle influence concrètement vos méthodes de collecte et d’analyse de données ?
La réflexivité engage le·la chercheur·se dans un retour sur soi. C’est une réflexion sur son positionnement dans la recherche à toutes les étapes de l’enquête, de la construction des hypothèses, à la production des données, puis à leur interprétation, à leur utilisation et jusqu’à la restitution des résultats auprès des participant·es. Cette réflexivité est engageante car elle interroge la responsabilité de le·la chercheur·se dans sa capacité à concilier les objectifs de la recherche et ses conditions de réalisation, notamment pour éviter les répercussions négatives sur les participant·es. Elle vise par ailleurs à analyser la manière dont les conditions de réalisation de l’enquête, la posture occupée sur le terrain ou le type de relation entretenue avec les participant·es orientent les données recueillies, et le fragment de réalité, forcément partiel, qui est donné à comprendre.
Au-delà de la présence sur le terrain, cela va aussi pouvoir se traduire dans les champs théoriques mobilisés et ceux qui ne le sont pas, par exemple dans un contexte de hiérarchisation très forte entre les publications scientifiques des suds et des nords globaux.
La réflexivité doit permettre de questionner ce que nos positionnements et nos choix impliquent, produisent comme effets ou donnent comme orientation au processus de recherche. Par exemple, la pratique de la citation de références uniquement issues des universités du nord global, et de chercheur·ses ayant des propriétés majoritaires (blanc·hes, cishétérosexuel·les, riches) participe de l’invisibilisation d’autres points de vue minoritaires qui viennent décaler et complexifier l’approche des terrains.
Et au-delà de cette richesse heuristique, c’est une pratique éthique centrale de porter attention à des langues, à des cultures et à des pensées minoritaires : “du respect actif” comme l’écrivent Paola Bacchetta et Jules Falquet (2011).
La réflexivité consiste à interroger son positionnement dans la recherche à toutes les étapes de l’enquête, de la construction des hypothèses, à la production des données, puis à leur interprétation, à leur utilisation et jusqu’à la restitution des résultats auprès des participant·es.
Avec l’arrivée des traitements préventifs (TasP/PrEP), comment votre engagement en tant que chercheur·se a-t-il évolué ?
L’accès au traitement comme moyen de prévention (TasP) ou la prophylaxie préexposition (PrEP) sont le symbole d’un mouvement de médicalisation de la prévention du VIH désormais organisée autour du “Test and Treat” et du ciblage populationnel et guidée par les modélisations épidémiologiques. Ce mouvement ouvre une multitude d’opportunités de recherches nouvelles autour de la réception et de l’usage des dispositifs de prévention incitatifs par les populations ciblées, les logiques d’appropriation de traitements médicamenteux à des fins préventives, ou encore les reconfigurations organisationnelles des acteurs et corps professionnels engagés dans la lutte contre le VIH dans le cadre de cette nouvelle donne préventive.
Sur ce dernier point, la médicalisation de la prévention contraint souvent les chercheur·ses en sciences sociales à devoir se justifier, voire se conformer aux conceptions médicales de la recherche, y compris en matière d’éthique, et complique l’usage de pratiques éthiques et déontologiques propres à leurs disciplines. Cette cohabitation impose finalement des compromis ou de la diplomatie, souvent dans le même sens, ou le remodelage du projet de recherche pour contourner des acteurs non-initiés aux sciences sociales, potentiellement bloquants.
Dans un moment fort du déploiement de ces traitements en prévention, en 2017, la Déclaration communautaire de Paris réactualise les principes d’engagement des scientifiques travaillant sur le VIH. La production de recherches innovantes, l’intégration des populations dites « clés » et l’association des personnes concernées dans le processus de production des connaissances sont les trois points autour desquels devrait se développer cet engagement. C’est dans cette articulation entre renouvellements épistémologiques et reconfiguration du champ de la recherche sur le VIH/sida avec l’arrivée du TasP et de la PrEP, que se situent nos approches réflexives.
Comment la collaboration avec les populations ‘clés’ a-t-elle enrichi votre recherche Comment rendre effectif un véritable partage des résultats avec les communautés concernées ?
Pour répondre à cette question de la collaboration, il faut d’abord rappeler qu’un des éléments saillants de l’ouvrage, transversal aux contributions, est d’insister sur la porosité constitutive de ce champ de recherche entre les groupes des chercheur·ses et des populations clés. Ainsi, les logiques communautaires de la recherche en sciences sociales sur le VIH/sida sont déclinées de différentes manières dans l’ouvrage. Le·la chercheur·se peut appartenir à une des communautés concernées par le VIH, tout en faisant partie de communautés professionnelles issues du monde associatif, universitaire ou médical.
Se pose de plus la question de l’appropriation, par la recherche académique, des savoirs et connaissances développés au sein de communautés marginalisées et précarisées. Le risque de l’extractivisme invite à réfléchir aux formes de rétribution possibles, à différents moments de l’enquête. Par exemple, dans son chapitre consacré à un retour réflexif sur l’enquête « Trans et PrEP », Clark Pignedoli souligne qu’à rebours de considérations fréquentes, la transidentité peut ne pas représenter l’endroit d’une reconnaissance mutuelle entre communautés et chercheur·se sur un terrain traversé par des rapports sociaux de classe, de race et à des appartenances culturelles et linguistiques différenciées.
La prise en charge de ces rapports de domination et de leurs effets, sur la relation d’enquête, la production de données et leur interprétation, vient complexifier ce qui constitue « la communauté » du VIH/sida. Dès lors, il s’agit d’être vigilant·es aux divergences d’expériences et d’appartenances entre chercheur·ses, militant·es et « publics ».
Pouvez-vous partager une expérience où votre engagement militant a directement influencé votre travail de recherche, et inversement ? Comment gérez-vous les critiques concernant l’objectivité et la rigueur scientifique dans ce contexte ?
L’ouvrage propose une réflexion sur les frontières de l’engagement des chercheur·ses. Ces dernier·es se situent à plusieurs endroits, en tant que publics, militant·es, salarié·es d’association, successivement ou parfois dans le même temps.
Dans son chapitre, Charlotte Floersheim propose une auto-analyse des effets sur ses recherches de sa proximité et de sa sensibilité spécifique avec le terrain d’enquête du fait de ses socialisations personnelles, militantes et professionnelles antérieures, dans les champs du féminisme puis de la lutte contre le sida. En guise de conclusion, elle souligne : « Assumer une position située est une condition afin de se démarquer d’une “naturalité” ethnographique qui promeut l’effacement du·de la chercheur·se en vue d’une neutralité axiologique. » (p. 75)
À l’instar de ce chapitre, les contributions permettent de complexifier les binarismes entre neutralité et positionnement situé en sciences sociales. Nous avons écrit ce livre dans un contexte de disqualification grandissante, à la fois dans les discours publics, politiques et d’une partie du champ académique, de certains champs théoriques, tels que les approches critiques de la race et les études sur le genre. Il ne s’agit pas de répondre pied à pied à ces accusations de wokisme ou d’islamogauchisme visant à jeter l’opprobre sur une partie des sciences sociales. Au contraire, il s’agit d’être plus précis·es dans la restitution des conditions de production d’un discours scientifique, que nous pensons toujours situé, et ce, en nous inscrivant dans les théorisations féministes des points de vue situés (standpoint theories).
À ce titre, cet ouvrage propose de montrer par l’exemple que ces positionnements ont des effets qui sont bons à penser, d’abord pour réfléchir à la co-construction des recherches, mais aussi pour expérimenter des manières sensibles d’aborder le terrain. Cet exercice, souvent limité aux sciences sociales, gagnerait à s’étendre de manière plus systématique aux autres disciplines, comme outil essentiel pour complexifier/préciser les analyses, et enfin oser penser les limites des paradigmes scientifiques majoritaires.